(délai 11/12) feel your hidden river ragin'

Elle aurait pu vivre une vie bien différente, Alice, si la maladie n’avait pas emporté sa mère aussi jeune. La rouquine n’avait que sept ans quand elle s’est retrouvée orpheline de mère, et c’est presque aussi dire qu’elle s’est retrouvée orpheline tout court tellement cette perte a affecté son père. Celui-ci a été tellement dévasté qu’il ne trouvait plus la force de se lever le matin, encore moins de s’occuper de sa fille. Pendant des mois après le décès de sa chère femme, la personne la plus précieuse à ses yeux, Grant Hancock a délaissé sa fille, qui a non seulement dû apprendre à s’occuper d’elle-même, mais aussi de son seul et unique parent, devenu une loque humaine. Il a fini par se ressaisir pour le bien de son enfant, seul souvenir tangible de sa bien-aimée. Son courage et sa force, cependant, il les trouve depuis dans le whisky qu’il commence à boire en plein après-midi, puis dans les bières qu’il siffle jusqu’à s’endormir assis dans sa chaise berçante sur la véranda ou devant la télévision en regardant les nouvelles. Chaque soir avant d’aller au lit et ce, depuis bientôt 30 ans, Alice prend le temps de le couvrir pour qu’il ne prenne pas froid, sans une once de ressentiment envers lui.

Si elle était ambitieuse et impertinente, Alice aurait tôt fait de claquer la porte et de quitter Nowhere sans regarder derrière. Heureusement pour son père, elle est beaucoup trop loyale et respectueuse pour agir de la sorte. Mais à quel prix? Celui de son bonheur, assurément. Étant fille unique, Alice savait bien qu’elle aurait un rôle important à jouer pour sa famille, mais elle n’aurait jamais imaginé à quel point tout cela deviendrait un lourd fardeau à porter. Elle a beau être forte d’esprit, il n’en reste pas moins qu’elle pourrait bénéficier d’une autre paire d’épaules, ne serait-ce que pour la soutenir émotionnellement lorsqu’elle n’en peut plus de devoir continuellement cacher une partie de qui elle est. Par chance, elle a su s’entourer de gens qui, comme elle, n’ont pas le choix ou le courage de se montrer sous leur vrai jour. Il y a aussi eu son mari qui lui a offert un peu de soutien, pour le peu de temps que cette relation a duré. Peu de gens savent cependant que derrière les apparences, cette alliance n’était que pur artifice, basé sur de fausses prétentions. Mais qu’est-ce qui est vrai dans la vie d’Alice, de toute manière?

L’amour qu’elle a ressenti pour Caleb autrefois est authentique, malgré ce qu’on puisse en penser. Lui-même ne peut le nier. Cependant, cet amour n’a jamais été aussi grand que celui éprouvé par le Californien, ou plutôt de la même nature. Alors que lui était tombé fou amoureux de la belle rousse, Alice n’a jamais ressenti pour lui plus qu’une profonde affection, de la tendresse même, mais pas d’amour. Si elle avait pu, elle aurait volontiers fait en sorte que les choses soient différentes, mais elle n’a pas le choix ici : Alice n’a jamais éprouvé quoique ce soit d’autre que de l’amitié pour la gente masculine puisque ce sont les femmes qui l’attirent. Un secret qu’elle compte bien emmener avec elle dans sa tombe, si les choses restent telles quelles le sont présentement. Elle sait que son père ne s’en remettrait pas. Sans être contre l’idée que deux personnes du même sexe puissent faire vie commune, le père d’Alice serait bien triste d’apprendre que sa fille ne vive pas ce qu’il avait toujours imaginé pour elle : se marier à un homme bon et généreux, fonder une famille qui vivrait au ranch comme lui l’a fait et comme ses parents avant lui. Évidemment, rien n’empêche Alice d’avoir une vie similaire auprès d’une femme. Mais elle sait que sa relation avec son père en serait changée, alors elle préfère garder secrète cette partie d’elle, peu importe ce que cela lui coûte.

Elle a bien failli tout lui avouer après l’avoir fait auprès de Caleb, mais de le voir partir sans dire au revoir a simplement confirmé ses craintes concernant son lien paternel. Elle se surprend depuis à vouloir confier ses réels soucis à son père, mais se ressaisit juste avant que les mots ne sortent de sa bouche. Une chose qui l’a toujours étonnée est de voir le peu d’importance qu’il a donné au départ de Caleb il y a neuf ans. Elle sait que les deux hommes ont échangé à l’époque - l’argent continue de rentrer chaque mois, après tout - mais elle ignore qu’elle a été l’entente entre eux, et elle s’en moque un peu, en réalité. Par contre, si son père daignait lui en parler, Alice apprendrait que celui-ci a finalement été soulagé d’apprendre leur séparation, que la raison lui importait peu et qu’il n’avait pas cherché à la connaître, puisqu’il se doutait bien qu’aucun des deux partis n’était heureux de cet union, au final. Pour lui, ce mariage n’était qu’une transaction, et si Caleb était prêt à verser de l’argent, malgré tout et comme convenu, il n’y voyait là aucun problème. Si elle apprenait tout ça, Alice serait peut-être plus encline à dévoiler la vérité à son père. Peut-être serait-il, à sa grande surprise, ravi de la voir vivre de façon authentique plutôt que de la savoir aussi malheureuse. Et Alice aurait peut-être tout intérêt à faire son coming-out pour vivre en harmonie avec elle-même, puis avec son père avant que celui-ci ne périsse. Car qui sait combien de temps lui reste-t-il à vivre? À vouloir le protéger d’une possible déception, ne passe-t-elle pas à côté du bonheur?