take the exit where no one can hide (sheridan)

nowhere
we were kind of feral wicked little machines

Il n’y a plus rien de la petite maison où elle est née; où elle a fait ses premiers pas et babillé ses premiers mots. Pas même l’arbre un peu rabougri où on la voit grimper sur les polaroïds soigneusement conservés dans dans les albums familiaux.

Sheridan, à dix ans, est fascinée par ces photos, observe pendant des heures les motifs du papier peint de la chambre d’enfants, tente de s’imaginer la douceur du tapis sous ses pieds. Les étés sont passés entre la ville et Nowhere, à explorer le terrain vague qui tenait autrefois la maison; à retrouver les copains du quartier, les voisins qui ne changent jamais vraiment; les matinées passées à vélo, les après-midis pluvieux à jouer aux échecs avec son grand-père.

Et puis les cousins déménagent, les grands-parents aussi, pour être près de leurs enfants, et les visites cessent. Ce petit coin de pays devient un drôle de paradis auquel elle pense, derrière la caisse du fast food où elle passe ses étés. La maison de ses grands-parents devient un rêve vaporeux, l’ennui des longues journées oublié; un rêve qui s’étiole au fil des années, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une photo pressée entre les pages d’un journal d’adolescente, la clé depuis longtemps disparue.


cleveland
annihilate the only ties I have left to lose

C’est un bruit assourdissant qui semble venir de nulle part, un vrombissement qui fait place au silence le plus total alors que son regard reste fixé sur l’écran du téléphone. Elle ne sait pas si elle a chaud ou froid, si elle est cramoisie ou blanche comme un drap; rage, chagrin et humiliation se font la guerre de son ventre à sa gorge, et la seule chose qu’elle s’entend dire est « donne-moi tes clés ». Ils sont déjà dehors, le soleil brille trop haut dans le ciel, étincelle sur le lac Érié et elle ne voit que la voiture garée au fond du parking, la porte de sortie, le rafiot qui lui permettra de ne pas être engloutie par les vagues. Elle entend à peine les arguments et les supplications, répète jusqu’à ce que l’un ou l’autre cède; et c’est finalement elle qui gagne en demi-mesure: « je conduis, d’accord ? »

Elle ne sait pas où aller et sait seulement lui lancer un « avance ! » désespéré: part avant qu’ils arrivent, part avant qu’ils nous en empêchent, part avant qu’ils puissent nous suivre. Elle n’a pas son téléphone sur elle mais balance le sien par la fenêtre,  et ils conduisent en silence jusqu’à un motel quelque part en bord de route, où ils s’arrêtent, épuisés et sous le choc.

La chambre est comme une cage, puis comme un désert; le plafond égrène les heures, jusqu’à ce que le soleil se pointe à l’horizon et emmène avec lui ses parents, son téléphone, son sac, une valise avec les essentiels.

Sheridan revient au monde lorsque le taxi (conduit par un ancien camarade de jeu, par ailleurs) la dépose devant la maison d’Abilene.
Elle est là, sur le perron, un tricot à peine entamé sur les genoux.
Et Sheri grimpe les trois marches grinçantes, pose sa valise à ses côtés, et éclate en sanglots.


salt lake city
baby, maybe you're the problem

La cage trône au milieu de l’aire de bagages. Le service d’accompagnement s’assure qu’elle est bien la destinataire, et une fois les formalités terminées, elle peut quitter le terminal avec Linus.

Elle a payé pour les soins vétérinaires, pour le certificat de santé, pour le service de voyage. Et lui n’a pas déboursé un sou; après le bouche à oreille, il s’est lavé les mains de cet animal qu’il devait aimer pour la vie. Ça lui a laissé un goût amer, à Sheri. Même dix ans plus tard il y a cette colère sourde qui gronde, cet affront à le voir abandonner, et c’est presque sans réfléchir qu’elle a décidé d’entreprendre les démarches,  comme pour lui prouver quelque chose.

Il s’en fiche, il l’a oubliée.
Il s'en fiche, il a gagné.

Ça a tout de même la douceur de la revanche.

La cage est derrière et Linus devant, sagement assis, la tête sortie par la fenêtre. Elle plonge les doigts dans le poil court, s’émerveille de la douceur soyeuse de ses oreilles, réalise à peine l’énormité de ce que ça signifie.
Le premier arrêt est à l’animalerie; un nouveau collier, une laisse, un lit, des bols, une peluche; elle ne sait pas par où commencer, ne sait pas quand s’arrêter.