hold on (ren)

Enfin les lignes de Nowhere se dessine sur l’horizon rouge. Le pick-up de Winona dépasse le petit panneau de bienvenue, et la médecin pousse un soupir de soulagement. Sa journée touche enfin à sa fin. Elle ne sait pas vraiment pourquoi mais la route depuis l’hôpital régional de Saint George l’a anormalement épuisé. Pourtant, Winona ne rêve pas de s’affaler dans son canapé, une bière fraiche entre les mains. Elle sait ce qu’il l’attend. Ou plutôt qui. Il est encore relativement tôt, la vieille horloge de sa voiture indique à peine 5.12pm. Elle a besoin de souffler. Besoin de respirer. Besoin d’oublier et de faire semblant. C’est terriblement égoïste. C’est à des années lumières de qui elle est vraiment. Mais Winona ne se sent ni épouse, ni mère, à cet instant précis. Rien qu’une femme avec son lot de problèmes. Une femme qui cherche à fuir.

Elle s’assoit sur l’un des tabourets du bar avec un soupir, déposant son sac juste à côté d’elle. Un rapide coup d’œil de la salle lui indique qu’il n’y a probablement que des habitués que l’alcool enivre déjà. Des âmes aussi perdues que la sienne. C’est tout ce qu’il y a à Nowhere. La ville où l’espoir meurt. Ça reste sa ville. Son coin de paradis. Et d’enfer. Ses pensées sont interrompues par la barmaid qui la salut. - Just a beer Enver. My usual. Tout le monde se connaît plus ou moins ici. Et Winona n’en n’est pas à son premier passage au Old Hound. C’est peut-être pour ça qu’elle remarque l’homme qui se tient derrière le bar, bras croisés, mine sombre. Pas un gars du coin. Il ne la voit même pas. L’œil concentré sur un point derrière Winona. Pas un point. Someone. Deux individus qui ne tardent pas à en venir aux mains.

Ce n’était pas la fin de journée qu’elle avait imaginée. Encore moins espérée. Elle soupire et empoigne la bouteille de bière que la barmaid vient de poser devant elle. Après une gorgée, Winona daigne enfin prêter son attention à la bagarre en cours. Comme d’autres clients, elle se lève et s’approche. - Hey ! Knock it off you two ! Elle n’a pas un moment d’hésitation. Sans réfléchir, la jeune femme s’interpose, tirant l’un des types par le col de son tee-shirt. Elle évite de justesse son poing. Ça ne suffit pas à stopper Winona. Elle continue à batailler pour que leur petit combat ridicule de bar cesse. Tout à coup, quelqu’un agrippe son poignet et, par pur réflexe, Winona se débat violemment avant de constater qu’il s’agit de l’homme discret de derrière le bar.

Il les voit sans vraiment les regarder; eux, ces habitués des lieux, ceux qui viennent rechercher un petit moment de répit. Ceux dont les haleines sont déjà gorgées de houblon et de malt. Ils venaient sans doute déjà, bien avant lui; pas déboussolés pour deux cents face à son arrivée, lui l'étrange gars de la ville, celui qui de façon si éclatante, si évidente, n'était pas du coin. tant qu'on a l'ivresse...
Nowhere est une de ces villes où rien ne change, même si tout change. Elle reste figée dans un passé qui était peut-être plus glorieux, plus faste. Elle est mordue par la poussière de ce désert voisin, desséchée, à peine vivante à même la roche. Ce petit coin d'Utah qui tourne au ralenti, aux moeurs étrangement hybrides, coincées entre un passé puritain et une modernité imposée... son point de chute, le point d'orgue d'une déchéance qu'il n'arrive toujours pas à avaler.

Et puis il y a ce visage qui se détache, à la fois familier mais sans qu'il réussisse vraiment à y associer un nom. Il ne s'est jamais vraiment intéressé aux gens d'ici, même ceux qui viennent régulièrement et avec qui il a pu échanger quelques mots. Il reste ferme dans cette conviction infondée que Nowhere, ce n'est qu'un arrêt temporaire, une mise sur la touche qui finira par être levée. Il ne fait pas l'effort, pas vraiment. Seulement en surface, parce que les affaires l'exigent alors que même lui, qui a toujours eu le sens du business, n'y croit pas plus que ça à ce vieux pub...
Pourtant, lorsque deux des piliers de comptoirs en viennent aux mains, c'est sa voix qui recolle les morceaux. knock if off you two.. ce petit bout de femme au caractère d'acier, qui réagit en premier. Il ne l'avait pas cru lorsqu'Enver lui a raconté la première fois, que c'était elle, qui stoppait les élans bagarreurs. En une poignée de secondes, il se retrouve de l'autre coté du zinc, et attrape la téméraire par le poignet pour la mettre hors de portée des deux ivrognes. - Listen to me you two.. lance-t-il en attrapant le premier par le col de son t-shirt. - Any... disagreement, feel free to settle them outside. And if you can't keep it civilised in here... do not bother coming back. Are we clear? Les ardeurs calmées, il conclut en jetant les deux importuns dehors avant de se retourner vers la médiatrice improvisée. - Nicely done Missy... though i'd suggest being more careful next time.

Peut-être un peu inconsciente. Un grain de folie. Une impulsion. Peut-être qu’elle cherchait elle aussi à se libérer d’un quelconque poids. A chercher le conflit sans vraiment le vouloir. Elle serait prête elle aussi à se battre. A se jeter dans la mêlée. C’est presque ce qu’elle a fait. C’est sans doute ce qu’elle aurait continué de faire si le colosse derrière son bar ne s’était pas interposé. Géant aimable. Mais déjà l’adrénaline dans ses veines s’estompe. Elle ne pourrait pas se battre. Pas bien longtemps en tout cas. Le ton ferme du barman est sans appel. Et sa sentence irrévocable. Le couperet tombe sous le regard des clients. Chacun reprend sa place. Les conversations repartent. La bière coule dans les gosiers. Comme si rien ne s’était passé.

- It ain’t my first rodeo. Missy. Le petit surnom absurde lui reste en travers de la gorge tandis qu’elle reprend sa place assise au bar. - Let’s hope there is no next time tonight. qu’elle sourit, avant d’avaler une gorgée de sa bière. - But if there is, I am your missy. Elle appuie ses propos d’un clin d’oeil avant de soupirer. C’est la fin de l’extase. L’adrénaline disparait complètement. Laisse son corps et son esprit un peu perdu. - You might wanna call me Winona though. Elle n’avait pas prévu de s’attarder. Et certainement pas de faire la conversation à un inconnu. Winona ne se sentait simplement pas la force d’entamer sa journée épouse-mère. Besoin de respirer. D’exister. De faire cesser les voix dans sa tête. De diluer ses angoisses. Et toute la culpabilité qui lui noue l’estomac. Peut-être que ça passe par discuter avec un mystérieux nouveau venu à Nowhere. Certains disent que les barmans font de meilleurs psychologues que les psychologues eux-mêmes. - I’m guessing you’re the new owner ? qu’elle tente.

Les conversations emmêlées reprennent leur droit et bientôt, c’est comme si elles n’avaient jamais été interrompues. Ça fait longtemps qu’il l'a remarqué, les gens ont tendance à avoir la mémoire courte, particulièrement si c’est pour mettre derrière eux quelque chose qui aurait entravé leur petite tranquillité. Peut-être aurait-il été de ceux-là, dans un cadre autre et des circonstances différentes? Il ne s’éternise pas à songer à d’autres scénarios, ça ne servirait à rien, et n’apporterait rien à personne. Tout de même, l’idée persiste, certitude temporairement ébranlée; il se serait manifesté, aurait pris la place qu’elle s’est choisie quelques instants plus tôt, rien que par goût du risque, une certaine forme d’addiction à l’adrénaline, exemple parmi tant d’autres d’une fierté masculine très vraisemblablement mal placée.
It ain't my first rodeo.. Lance la téméraire, un sourire aux lèvres. - So I heard… qui eut cru que cette femme d’apparence frêle et chétiive, n’en soit pas à son coup d’essai, et puisse faire montre d’une fermeté qui détonne quelque peu avec sa menue apparence. - There’s always a next time in places like this. Vieux loup qui n’est pas dupe, et qui connait un peu ses semblables. - it’s only a matter of time… constate-t-il autant pour lui-même que pour son interlocutrice improvisée. De nouveau perchée sur son tabouret, face au comptoir, elle se présente, plaisantant à moitié sur la prochaine petite poussée de testostérone qui pourrait venir ponctuer le vieux pub. - I’ll try to remember that.. Winona… though i’d much prefer if you didn’t take any more unnecessary risks. Lance-t-il avec un sourire malicieux. Vieux réflexe galant ou masculinité un tantinet toxique..

L’adrénaline retombée, elle semble de nouveau au prises avec cette espèce de lassitude qui l’enveloppait lorsqu’elle a franchi le seuil du pub. - your first round’s on the house by the way.. Rien ne l’obligeait à prendre parti, ni à s’exposer à la brutalité de deux rednecks un peu trop imbibés. Geste commerçant, ou simple façon de rendre la pareille, il n’aurait pas su vraiment dire lequel a dicté son initiative. Peut-être aussi parce qu’il a senti ce besoin de s’évader, de prendre le temps qui lui manque pour être totalement elle-même, même si ça doit passer par un petit moment de trop dans ce repaire d’hommes médiocre empestant la bière pas chère. Elle devine qu’il est ce mystérieux inconnu qui a repris les rênes de ce vieux pub aux airs de saloon et formule à voix haute son hypothèse - How did you know? That obvious that I ain’t from here? Plaisante-t-il, en enfouissant sa main dans sa poche de jean, à la recherche de la boîte cylindrique contenant les comprimés salvateurs. Juron retenu, lorsqu’il ne l'y trouve pas.